Adeptes de la méditation et autres disciplines censées favoriser la présence à soi, bonsoir ! Ceux qui voient en l’écoute de la musique une échappatoire encore plus efficace que les substances illicites sont, également, les bienvenus. Ici, nous allons parler d’un disque (un LP en trois parties plus exactement), Ceremonies Within, signé d’un compositeur et musicien dont le propos pourrait déconcerter : Peter Adjaye, Britannique d’origine ghanéenne dont le pseudo est Music For Architecture. On comprend alors que la passion pour cette discipline court dans la famille. Car Peter Adjaye, qui est aussi DJ sous le nom d’AJ Kwame, n’est autre que le frère cadet de l’architecte de renommée internationale, Sir David Adjaye, à qui l’on doit, notamment, le musée national de l’histoire et de la culture afro-américaines du Smithsonian Institute, situé à Washington DC. D’ailleurs, les deux frères ont collaboré à plusieurs reprises.
Illustration sonore d’un monde alternatif
Le 19 octobre 2020 s’est ouvert une exposition de l’artiste américano-nigériane Toyin Ojih Odutola au centre culturel Barbican de Londres (celle-ci devrait se dérouler jusqu’en janvier 2021). Son nom : « The Countervailing Theory ». Peter Adjaye a été choisi pour composer le support sonore qui accompagne le storytelling des immenses dessins de l’artiste (plus de deux mètres). Ensemble, ils évoquent des compositions de spiritual jazz, de musiques traditionnelles africaines, d’ambient japonais ou de musique minimaliste.
« Ces dessins, tout en noir, sont des portraits incroyables de femmes puissantes, à la tête des états d’un autre monde. Ces femmes ont créé des “hommes-robots” et en ont fait leurs esclaves. Dans ce monde, l’hétérosexualité n’existe pas. Seules les relations de même sexe sont admises. Par ailleurs, femmes et hommes ont des traits masculins. Ces productions de Toyin interrogent la question du pouvoir au regard du genre, de la sexualité mais explore aussi la masculinité noire », explique Peter Adjaye. C’est d’ailleurs le visage de ces humanoïdes, nus, qui illustrent la couverture du vinyle Ceremonie’s Within (« Summons, To Witness One’s Own » 2019, 2020).
Un labyrinthe en trois mouvements
Peter Adjaye propose trois mouvements, chacun en quatre parties, suivant la narration artistique de Toyin Ojih Odutola : un premier mouvement, une ambiance pétrie de spiritualité, qui « exprime » la genèse de ce monde et la naissance d’une inédite « humanité » ; un deuxième mouvement qui s’attache au pouls, « aux battements de cœur » de ce paysage ; puis, enfin, un dernier, où l’on pénètre dans une véritable nébuleuse dramatique, pleine de tension. Peter Adjaye construit ainsi une sorte de labyrinthe sonore, un paysage urbain marqué par un certain clair-obscur et qui s’étend tant à la verticale qu’à l’horizontale. Une musique à 380 degrés, qui épouse tous les angles.
Plus concrètement, la musique du compositeur est la résultante de sons que produisent différentes matières qui s’embrassent, se fracassent, se frottent ou se caressent. D’ailleurs, Adjaye se définit comme « contemporary conceptual sound artist » que l’on pourrait traduire par « faiseur de sons conceptuels et contemporains ». « L’architecture est une discipline qui, selon moi, n’est pas tellement étudiée ou considérée comme une forme d’art à part entière. Aussi, ma “musique pour architecture” est une voie, un médium unique, que j’explore depuis vingt-cinq ans. C’est en cela que ce que je compose est conceptuel. Je ne m’attache à aucun standard. Je cherche à créer des espaces architecturaux avec le son. »
La Nature, architecte originelle
On en vient à parler de The Pavilion Of Dreams, ce disque d’Harold Budd — où l’on retrouve Marion Brown au saxophone alto, un nom qui résonne comme un mantra pour Adjaye, fou de free jazz —, produit par Brian Eno, publié sur le label bien nommé Obscure Records en 1978, et que l’on range dans la sphère de l’ambient music. Une suite de compositions qui avancent pas à pas, et confèrent, bien entendu, au rêve. Mais, ici, le rapport se situe dans leur effet : comme si Harold Budd avait aussi cherché à construire des labyrinthes qui prennent délicatement forme sur la surface de l’eau. Tout y est visuel, comme chez Adjaye.
Chez Budd, les voix rencontrent moult percussions (métal ou bois), cordes, un célesta ainsi qu’un instrument à vent. Peter Adjaye, lui, utilise notamment des éléments naturels comme la roche, l’argile, le bois, ou l’eau… « La plus grande expression de l’architecture se trouve dans la nature. La nature est l’originelle architecte. » Aussi, il travaille avec des sons provenant de grands lacs, le bruit du vent, des enregistrements de lieux comme de grands espaces naturels…
Entendre et écouter
« Dans mon travail, j’utilise énormément de couches pour créer un son. C’est comme dessiner les fondations d’un édifice, d’un paysage en trois dimensions. Le son n’a ni gauche ni droite. Je m’attache aussi au son de ce que l’on ne voit pas, à ce que l’on entend et qui vient de l’arrière-plan. Je le remets au premier plan. On a tendance à penser à la musique de la nature comme une musique d’arrière-plan. Aussi, j’aime à jouer avec ces dimensions. J’utilise différentes couleurs, différents tons. J’efface, je repositionne afin que ces couches puissent se compléter. » Peter Adjaye joue avec ce que l’auditeur entend et ce qu’il écoute.
Outre les éléments naturels, synthétiseurs, instruments à cordes mais aussi instruments ancestraux africains composent aussi ce panorama découpé en trois. « Dans ma passion pour la musique, j’apprends tout ce qu’il y a à savoir sur les instruments. D’où ils viennent, comment fonctionnent-ils, comment en joue-t-on, pourquoi produisent-ils tel ou tel son… La kora, par exemple, est un précurseur de la harpe et du piano. Et est-ce que le banjo, qui est vraiment joué d’une façon que l’on retrouve en Afrique de l’Ouest, n’est-il pas une variante du n’goni ? C’est fascinant. » Des instruments originaires du Nigeria, et par extension, ouest-africains, vieux de près de mille ans, comme l’ogene, « une sorte de double-coche », le pluriarc, sorte de luth, un hochet fabriqué à partir de calebasses, des percussions Ekwe ou alors le tambour en argile. « Ce sont des instruments spécifiques au plateau de Jos, au cœur du Nigeria, et au peuple Igbo. »
Réécouter un morceau de Peter Adjaye ne sonne jamais comme les premières fois. Chez lui l’inattendu est permanence. « J’aime aussi l’idée de pouvoir traduire une forme de spiritualité et d’émancipation qui mettent en valeur l’existence. » Car oui, de ces cérémonies, au caractère parfois quasi liturgique, découlent un certain appel à la liberté des formes, à la liberté des tons. Et à la liberté tout court.
Soundscape For A Countervailing Theory par Toyin Ojih Odutola.
Ceremonies Within par Peter Adjaye via Vinyl Factory/Music For Architecture.